Ethers

Préface d'une publication à venir:

Les photographies de Jean-Jacques Pangrazi invitent et incitent le lecteur au voyage. Voyage quelque peu paradoxal, cependant, puisque toutes les photos de l’ouvrage sont prises à Nice, depuis 2004 . Il ne s’agit donc pas d’une évasion spatiale ni temporelle, mais bien imaginaire.

Invitation au voyage, l’expression s’impose d’elle même à travers deux des poèmes de Baudelaire-dont le premier s’intitule précisément ainsi, et dit, dans la dernière strophe:

« Les soleils couchants

Revêtent les champs,

Les canaux, la ville entière,

D’hyacinthe et d’or. »

L’autre- L’étranger- se termine par ces mots:

«  Eh! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ? J’aime les nuages…les nuages qui passent là-bas…les merveilleux nuages « 

Les artistes, quels qu’ils soient, aiment à contempler les nuages. Rien d’étrange à cela: Léonard de Vinci conseillait aux artistes en mal d’inspiration de se laisser pénétrer visuellement par les formes des interstices dans les boiseries, dans les murs et les planchers…ou des nuages. Bachelard, ce grand rêveur, ne s’y est pas trompé: »On pourrait dire que la contemplation des nuages nous met devant un monde où il y a autant de formes que de mouvements; les mouvements y donnent des formes, les formes sont en mouvement et le mouvement toujours les déforme. C’est un univers de formes en continuelles transformation. » Et le même auteur de citer Baudelaire, qui écrivait des tableaux d’Eugène Boudin: « Tous ces nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres chaotiques, ces immensités vertes et roses, suspendues et ajoutées les unes aux autres, ces fournaises béantes, ces firmaments de satin noirs ou violet, fripé,roulé ou déchiré, ces horizons en deuil ou ruisselant de métal fondu, toutes ces splendeurs me montèrent au cerveau comme une boisson capiteuse ou comme l’éloquence de l’opium. »

De fait, quoi de plus insipide, en dernière analyse, qu’un ciel uniformément bleu (ou uniformément gris!) ?  Un signe, prétendent avoir découvert les linguistes, n’a de sens qu’à travers les autres signes visuels auxquels il s’oppose. Cela, rêveurs, poètes et artistes le savaient depuis bien longtemps, eux pour qui le bleu du ciel ne peut véritablement ressortir qu’au travers des autres couleurs présentes dans le champ visuel, que celui-ci soit nuages, paysage ou constructions humaines. Ainsi, que serait le ciel de la Grèce sans le blanc des maisons ? Celui du Portugal sans le sombre des ombres ? Celui des tableaux des peintres paysagers sans la modulation des nuages ? Et l’on comprend qu’Arno Schmidt ait pu dire: » Plutôt un ciel sans dieux que sans nuages!  » . Comment en effet rêver face à un ciel bleu (le bleu étant, selon Musset, la couleur »bête » par excellence) ? Le ciel bleu n’est qu’une page blanche anxiogène…

Les photographies de Jean-Jacques Pangrazi ont ceci de spécifique qu’elles ne se composent – au sens fort du terme – que de nuages, pour la plupart au crépuscule. Palette flamboyante de couleurs allant du rouge au noir d’encre et de plomb. Big Bang, apothéoses ou épiphanies, visions de chaos avant l’ordonnancement du cosmos, ou encore visions révélatrices d’une apocalypse à venir…

« Et quand vient le soir

Pour qu’un ciel flamboie

Le rouge et le noir

Ne s’épousent-ils pas ? »

Notre lexique, hélas si limité, doit se résoudre à inventer des analogies ou des métaphores pour dire les couleurs: rouge cerise, cramoisi, bleu pétrole, azur, plomb et peut être seuls les peintres ou les teinturiers parviennent-ils à classer avec quelque rigueur scientifique- mais avec un exhaustivité toute relative- cette matière infinie que sont les couleurs. Mais qu’importe ici cette tentative de classement, puisque l’on se laisse rêver? Une telle rêverie n’a bien évidemment pas davantage de rapport avec al science météorologique qui décrit, classe et analyse cirrus,cumulus, stratus et autres manifestations des nuées célestes. Non, la rêverie que proposent les oeuvres de Jean-Jacques Pangrazi est d’un autre ordre, à la fois délicieusement irresponsable (pour paraphraser Bachelard) et terriblement sérieuse: telles une série de tests de Rorschach, elles offrent au spectateur la possibilité de projeter ses désirs et ses angoisses sur ces ciels calmes ou tourmentés, sur ces nuages formant archipels ou volcans calligraphiés. Etrange nuages, en effet, qui forment de tels paysages: ne pourrait-on pas prendre nuage comme équivalent céleste du terrien paysage, puisqu’ils se terminent pareillement? Ainsi, nuage porterait déjà, en soi, une représentation des nues…

Si les nuages ont attiré de tout temps les peintres, ils l’ont fait également des photographes. A l’avènement de la photographie, et plusieurs décennies ensuite, les émulsions étaient très sensibles au bleu: » cette surexposition volontaire produisait des ciels proches du blanc. Les photographes devaient donc sous-exposer les clichés de ciel pour obtenir des nuages « acceptables », qu’ils intégraient ensuite à leurs paysages, ce qui produisait fréquemment des photographies relativement incohérentes du point de vue de la lumière. Ainsi, fixer les ciels nuageux de façon réaliste fut une recherche permanente des photographes.

On pense notamment aux essais de Gustave Le Gray ou d’Hippolyte Bayard. Ce n’est que vers 1875 que les nouvelles émulsions permettront cette avancée. Cependant, les photographes n’entrevoyaient les nuages pour eux-mêmes, puisqu’ils ne servaient qu’à mettre en valeur les paysages. Du moins jusqu’à ce que Stieglitz expose ses photographies de ciels nuageux- ses séries  » Equivalents«  et « Songs of the Sky » ( « Chants du ciel « )- entre 1922 et 1935. Nouvelle facette du modernisme, cette utilisation des nuages constitue alors une véritable révolution du regard photographique, sans doute jamais surpassée à ce jour. Pour Stieglitz, ces oeuvres seraient les équivalents esthétiques- sortes de métaphores- de ses émotions, de ses pensées et de ses expériences. Si ces Equivalents ont engendré bien des commentaires académiques, dont certain semblent peu convaincants, il est permis de voir tout simplement dans ces oeuvres l’émerveillement d’un artiste face à ces nuages, dont on pouvait désormais fixer le flux incessant de métamorphoses et, bien plus important encore sans doute, face à la capacité dont un artiste pouvait disposer: transformer cette expérience en oeuvre. Le miracle qu’autorise la photographie, précisément, c’est la capacité à figer cet éphémère et de nous permettre de le revoir à l’envi. Désormais, et cela grâce à Stieglitz, un nuage n’était plus simplement un nuage, mais un prétexte un pré-texte à une composition artistique. Jean-Jacques Pangrazi se situe dans la droite lignée de cette photographie: il y a ajouté la couleur qui fait partie intégrante de la modernité photographique et qui n’est plus, contrairement à ce qu’écrivait Cartier-Bresson, un simple vernis superficiel, du moins ici. Il a également ajouté une présence stupéfiante, comme s’il était  parfois placé au centre même de ces nuages lors de la prise de vues. Et ici, contrairement à certaines vues de Stieglitz, aucune terre, aucun branchage n’apparaît.

Les nuages, selon Bachelard,  » comptent parmi les objets poétiques les plus oniriques « . Et cet onirisme nébuleux- chacun l’a vécu- se nourrit de merveilleux polymorphe: minéral,végétal,animal, humain. Qui n’aurait jamais vu de chevaux ou de visages, de monstres ou de personnages dans ces nuages serait bien à plaindre. « Dans ces amas globuleux, dit Bachelard, tout roule à souhait, des montagnes glissent, des avalanches s’écroulent puis s’apaisent, les monstres s’enflent puis se dévorent l’un l’autre, tout l’univers se règle sur la volonté et l’imagination du rêveur ». Cela, avec une simplicité étonnante d’éléments fondamentaux car, contrairement aux paysages terrestres ou aux marines, qui reposent sur le terre et l’eau, les nuages se sont qu’air et feu… Mais ces formes fantasmées ne saturent pas l’imaginaire: eu delà de ces métamorphoses permanentes, il faut compter avec les impressions qu’engendrent les nuages, de la sérénité à l’angoisse…

Ce que nous offre Jean-Jacques Pangrazi à travers ces photographies du couchant (et prises au Levant…) : un support à notre imaginaire, un complément d’âme, et sans doute un retour à l’enfance mythique où tout est encore possible… Enfance de l’être et enfance de l’humanité. Oui, Jean-Jacques Pangrazi a la tête dans les nuages, pour notre plus grand plaisir à tous.

Et si l’on n’en croit Bachelard, pour qui  » La première tâche du poète est de désancrer en nous une matière qui veut rêver » alors oui, il est bien un poète.

Pol Corvez, janvier 2009

 

 

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